Les statistiques de la police comme outil de communication politique

Entretien de Laurent Mucchielli par David Dufresne : «Les statistiques de la police sont un outil de communication politique»

Publié sur Mediapart (http://www.mediapart.fr) le 02/05/2008

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Sociologue et chercheur sur les questions de sécurité, Laurent Mucchielli se penche pour Mediapart sur la nouvelle livraison de chiffres & bilans sur la criminalité en France. Rapports officiels et surprises… officieuses. Ou comment chacun s’arrange avec la vérité des chiffres. A commencer par les «Crimes et délits contre les personnes», en hausse, malgré toutes les déclarations officielles.

A la rubrique, «Crimes et délits contre les personnes», les derniers chiffres de la police sont formels. Ceux-ci sont en augmentation: à l’inverse de ce que Michèle Alliot-Marie affirmait il y a quelques semaines encore. Voilà ce que montrent, dans une étrange indifférence, les derniers volumineux rapports annuels intitulés « Criminalités et délinquances constatées en France», basés sur les statistiques de la Direction centrale de la police judiciaire et de la gendarmerie.

Depuis 1972, ces rapports livrent des données brutes qui font autorité. Ou, du moins, qui nourrissent tous les débats sur la sécurité en France. Publiés il y a quelques jours, les chiffres 2007 révèlent d’autres nouveautés, passées plutôt inaperçues jusqu’ici. Ou plus exactement, selon Laurent Mucchielli, directeur de recherches au CNRS, la fournée 2007 pourrait bien apporter son lot de démentis à quelques idées toutes faites, y compris avancées par la ministre de l’Intérieur ou Rachida Dati. Interview.

 

En janvier, lors de ses vœux à la presse, Michèle Alliot-Marie annonce que « l’année 2007 marque l’inversion de tendance dans les violences aux personnes. Pour la première fois depuis 12 ans, les violences aux personnes diminuent ». Or, selon les statistiques centralisées par la Direction centrale de la police judiciaire, nous aurions au contraire assisté à une augmentation. Mensonge, intox, habillage ou simplement interprétation différente des chiffres ?

LM : Il peut heureusement y avoir des interprétations différentes des chiffres, mais par contre il est difficile de prétendre que 2 = 3 ! Les faits sont là : le ministère de l’Intérieur publie depuis 1972 un volume statistique annuel, qui présente les faits constatés par les services de police et de gendarmerie. C’est cette statistique qui alimente depuis des années les débats sur « l’insécurité » et c’est sur elle que se fonde depuis 2002 le « nouveau management de la sécurité » instauré par Nicolas Sarkozy. Or, à la rubrique « Crimes et délits contre les personnes », l’année 2006 indiquait au total 375.414 faits constatés et, en 2007, on en compte 386.603, soit une augmentation de 3 %. Et, au sein de cet ensemble, la sous-catégorie la plus importante numériquement est celle des « coups et blessures volontaires », qui sont passés de 164.541 en 2006 à 176.053 en 2007, soit une augmentation de 7 %. Donc, en toute objectivité, je ne vois vraiment pas comment on peut dire que les statistiques de police indiquent une baisse des violences aux personnes. Personne à ce jour n’a relevé cette contradiction majeure, elle est pourtant sidérante.

Mais, par ailleurs, vous avez souvent soutenu que cette augmentation des violences n’était pas réelle. Alors elle le serait devenue aujourd’hui ?

LM : Non, elle ne l’est pas. Pas plus qu’elle ne l’était en 2002. Ce qui augmente en permanence, ce sont les plaintes des victimes, pour des faits qui ne sont pas nouveaux, mais qui sont jugés de plus en plus insupportables parce que nos seuils de tolérance s’affaissent et parce que nous prenons l’habitude de judiciariser. C’est par exemple le cas des violences conjugales. Mais tous les éléments d’enquête sur la population dont nous disposons (enquêtes de victimation, enquêtes de délinquance auto-révélée) depuis la fin des années 1990 indiquent une stabilité générale des violences physiques et sexuelles. Ça ne signifie pas que la situation soit uniforme sur le territoire national, il y a des territoires où tous les problèmes sont concentrés. Mais ça montre que les discours catastrophistes sur l’augmentation générale de la violence que l’on entend depuis une quinzaine d’années relèvent plus d’une évolution de nos sensibilités que de la réalité des comportements. Qu’on le veuille ou non, c’est ainsi.


Vous semblez mettre en doute les taux d’élucidation des affaires criminelles. Les augmentations de ces taux tiendraient, selon vous, plus de la construction théorique que de la réalité…

Encore une fois, les chiffres officiels sont les chiffres officiels et je les prends ici comme tels (1). Mais je les examine dans le détail (2). Le même volume statistique annuel indique depuis 2002 une augmentation du taux d’élucidation qui est assez miraculeuse car ce taux s’effondrait depuis plusieurs décennies. Et les raisons de fond sont connues : dans une société de plus en plus anonyme et où la plupart des délits sont des vols et cambriolages, la plupart des plaintes sont des plaintes contre X que les policiers et les gendarmes ne pourront jamais élucider. Donc, cela ne dépend pas de leur bonne ou mauvaise volonté mais de déterminants sociaux généraux. Dès lors, comment une telle tendance historique a-t-elle pu être subitement inversée ? L’examen du détail des chiffres montre qu’il y a d’abord ce que l’on appelle un effet de structure (moins de vols peu élucidés, plus d’atteintes aux personnes beaucoup élucidées, donc une hausse mécanique de l’élucidation). Mais il y a ensuite un effet propre aux pratiques policières. Sommés de faire monter le taux d’élucidation, les policiers et les gendarmes ont davantage investi des contentieux où ils sont assurés de faire 100 % de réussite parce que l’affaire est élucidée en même temps qu’elle est constatée. C’est le cas avec la consommation de drogue (essentiellement les fumeurs de joints), dont les faits constatés sont passés de 81.110 en 2002 à 121.232 en 2007, soit une augmentation de 50 %. Et c’est encore plus vrai avec les étrangers en situation irrégulière, les faits constatés étant passés ici de 57.643 en 2002 à 98.332 en 2007, soit une augmentation de 70 % ! Ici, le bénéfice est double pour les pouvoirs publics car cette chasse aux clandestins sert par ailleurs les statistiques du ministère de l’Immigration…

La délinquance des mineurs est l’un des enjeux les plus politisés en matière de sécurité. Rachida Dati vient de mettre en place une commission de révision de la fameuse ordonnance de 1945, qui régit précisément la délinquance des mineurs. Or, à en croire les statistiques de la police, cette délinquance stagne voire recule depuis quatre ans.

A l’appui de la mise en place de cette commission, une nouvelle série de discours catastrophistes ont été tenus officiellement et l’on a produit de belles courbes témoignant de l’augmentation faramineuse du nombre de mineurs « mis en cause » par la police et la gendarmerie (c’est-à-dire du nombre de cas transmis à la justice à l’issue de l’enquête policière). Mais ce que l’on s’est bien gardé de dire, c’est que, dans le même temps, cette augmentation se constate encore plus fortement chez les majeurs. Autrement dit, ce qu’il faut regarder si l’on veut parler d’une augmentation particulière de la délinquance des mineurs, ce n’est pas le nombre de mineurs mais leur proportion dans l’ensemble. Or cette proportion ne cesse de baisser depuis plusieurs années : elle est passée de 22 % à 18 % de 1998 à 2007… Encore une fois, on voit bien que les pouvoirs publics se servent des statistiques dont ils disposent lorsque ça les arrange, et les passent sous silence lorsque ça ne les arrange pas.

Est-ce qu’on ne pourrait pas vous retourner le compliment : n’auriez-vous pas tendance, comme ceux que vous critiquez, à mettre en avant les chiffres qui vous arrangent et à dissimuler les autres ?

Non, on ne peut pas dire ça. Les sociologues sont là pour produire de la compréhension des phénomènes sociaux. Ils ont bien entendu leurs tropismes personnels, comme tout le monde, mais leur but est fondamentalement la connaissance du réel. La raison d’être des politiques est toute différente. Au fond, elle a été résumée par Machiavel il y a déjà 500 ans : c’est la conquête du pouvoir puis le maintien au pouvoir.

Que se joue-t-il, selon vous, derrière la bataille des chiffres ?

Cette « bataille des chiffres », comme vous dites, est très ancienne. Mais elle prend de nos jours une nouvelle dimension avec la mode du « New Public Management » et avec le poids croissant de la communication dans les comportements politiques et dans les stratégies électorales. Plus que jamais, les statistiques de la police et de la justice sont devenues d’une part un outil de management interne aux administrations, d’autre part un outil de communication politique.

 

Notes

(1) Pour leur critique interne, voir l’excellent livre de C. Mouhanna et J.-H. Matelly, Police : des chiffres et des doutes. Regard critique sur les statistiques de la délinquance, Michalon, 2007.
(2) Voir mon chapitre « Faire du chiffre : le ‘nouveau management de la sécurité’ », dans L. Mucchielli, dir., La Frénésie sécuritaire, La Découverte, 2008, pp. 99-112, ainsi qu’une démonstration chiffrée complète dans l’article de la revue : http://champpenal.revues.org/document3663.html

Sources
* Les déclarations de Michèle Alliot-Marie 

* Le projet de Rachida Dati sur les mineurs à la Une du site du ministère de la Justice 
* Le rapport « Criminalités et délinquances constatées en France» est accessible en ligne, sur le site de La Documentation française